Schumpeter et la destruction créatrice
Les théoriciens des cycles ont démontré que le capitalisme se caractérisait par l’alternance de phases de croissance et de récession. Pour Schumpeter, ce phénomène s’explique par le caractère ambivalent de l’innovation. C’est le principe de “destruction créatirice”.

Introduction
Joseph Aloïs Schumpeter ⭎ fait figure d’iconoclaste dans la pensée économique. Initié à cette discipline par les membres de l’école autrichienne ⭎, il s’intéresse aussi bien aux travaux de Walras ⭎ qu’à ceux de Marx ⭎. En 1911, il publie Théorie de l’évolution économique ⭎, un ouvrage dans lequel il commence à développer une réflexion sur l’importance de l’innovation ⭎ et sur la figure de l’entrepreneur ⭎.
Au début des années trente, il devient enseignant à Harvard. On ne lui connaît pas de relations avec Keynes ⭎ (né comme lui en 1883), même si l’on peut supposer que les deux hommes ont entretenu une certaine émulation intellectuelle par ouvrages interposés. A l’époque, les thèses de Keynes ont valu à leur auteur une célébrité que Schumpeter n’a pas connue de son vivant. Il a fallu attendre la fin des Trente Glorieuses ⭎ pour que les travaux de l’Autrichien soient considérés avec attention par les économistes modernes.
Aujourd’hui, les thèses de Schumpeter sont fréquemment convoquées pour expliquer les fermetures d’entreprises, la résistance de certains individus à s’adapter au “nouveau monde”, mais ce que l’on oublie trop souvent, c’est que Schumpeter, comme Marx, était convaincu que le capitalisme ne serait pas éternel. Une idée qui pourrait bien être confirmée par le fait que l’innovation ne soutient plus autant la croissance qu’auparavant. En effet, certains économistes contemporains ont démontré que la “révolution numérique”, aussi impressionnante soit-elle en termes de technologies ou de modification des usages, n’a pas produits les effets escomptés sur l’économie.

De plus, Schumpeter n’avait pas conscience du dérèglement climatique et du caractère urgent de l’action nécéssaire, action qui nous contraint à réduire les émissions de GES, qui résultent de nos usages de l’énergie, qui elle-même est une sorte de mesure de la production. La nature intrinsèquement croissantiste du capitalisme semble incompatible avec la poursuite des objectifs de développement durable, et ses intérêts court-termistes contreviennent à la nécéssité de plans de décarbonnation de long-terme.
La destruction créatrice et l’entrepreneur
Notion centrale dans la pensée de Schumpeter, la “destruction créatrice ⭎” désigne le processus de renouvellement de l’activité économique. Elle est étroitement liée au progrès technique et à l’innovation.
Pour Schumpeter -comme pour les économistes en général- l’”innovation” ne s’apparente pas forcément à l’”invention”. Elle peut également se concrétiser par l’ouverture de nouveaux marchés, la découverte de nouvelles matières premières ou par un changement de méthode d’organisation.
“Le nouveau de naît pas de l’ancien, mais à côté et lui fait concurrence jusqu’à le tuer.” Joseph Aloïs Schumpeter

C’est grâce aux travaux de Kondratiev sur les “cycles longs” que Schumpeter élabore sa notion de “destruction créatrice”. En effet, il constate que chacune des phases de croissance mises en évidence par l’économiste russe correspond à la diffusion de “grappes d’innovation ⭎“. Ces “grappes” sont formées d’une innovation principale, de laquelle découlent d’autres nouveautés. Ainsi, la machine à vapeur ⭎ a permis le développement de l’industrie de la métallurgie ⭎. La vapeur et la métallurgie ont donné naissance à la locomotive ⭎, qui a à son tour entraîné le développement du transport ferrovière.
Schumpeter considère que l’innovation repose sur l’”entrepreneur“.
Toutefois, il attribue à ce terme une signification particulière. L’entrepreneur schumpetérien n’est pas forcément le dirigeant de l’entreprise, ni le génial ingénieur qui découvre une nouvelle technique. C’est plutôt celui qui réussit à faire connaître l’innovation.

Guglielmo Marconi ⭎, que l’on présente souvent comme l’inventeur de la radio ⭎, peut être considéré comme un “entrepreneur” au sens schumpetérien du terme. Pourtant, Marconi n’est pas vraiment l’inventeur du procédé. Il a bénéficié de découvertes réalisées par d’autres que lui et s’est même approprié certins brevets de Nikola Tesla ⭎. Cependant, il est le premierà avoir imposé la radio comme technique de communication.
Autres exemples d’entrepreneurs schumpetériens :
– Bill Gates (qui n’a pas inventé DOS)
– Mark Zuckerberg (qui n’a pas inventé Facebook)
– Jeff Bezos (qui n’a inventé ni le camion ni Internet)

Si Schumpeter attribue à l’innovation le pouvoir de stimuler la croissance, il lui reconnaît également un aspect destructeur, car elle entraîne l’obsolescence des techniques précédentes. Ainsi, le phonographe à cylindre ⭎ d’Edison ⭎, premier appareil permettant d’écouter de la musique enregistrée, ne survécut pas à l’essor de la radio.
À la fin des années vint, RCA ⭎ (Radio Corporation of America ⭎) rachète Victor ⭎, une entreprise qui commercialise le gramophone ⭎, un appareil concurrent du phonographe d’Edison. Avec un capital de 626 millions de dollars et 10 000 employés, le groupe RCA Victor ⭎ se place en situation de monopole sur le marché du divertissement lié à la musique. Il profitera de cette position pour mettre au point les premiers disques à microsillons ⭎ (les 45 tours) et pour assujettir l’industrie du disque à la radiodiffusion (c’est la radio qui assurera la promotion des disques et qui imposera le format des chansons aux artistes). En parallèle, RCA Victor investira le domaine de la télévision en créant la chaîne NBC ⭎ et en élaborant le standard de vidéo couleur NTSC ⭎ utilisé aux États-Unis.
Cet exemple illustre un autre aspect de la pensée de Schumpeter, qui estime que seuls les monopoles, grâce à leurs profits importants, sont en mesure d’innover.
Le progrès technique aujourd’hui
Si les économistes ne savent pas mesurer la “destruction créatrice” en tant que telle, ils sont capables d’évaluer les “gains de productivité ⭎” qui résultent du progrès technique ⭎.
– Pour les travailleurs, les gains de productivité se traduisent par une augmentation de salaire ou une diminution du temps de travail.
– Pour les consommateurs, ils donnent lieu à une baisse des prix.
– Pour les entreprises, ils entraînent une diminution des coûts de production ou une augmentation de la marge.
De manière générale, les gains de productivité contribuent à l’amélioration du niveau de vie de la population. Cependant, en raison du principe de “destruction créatrice”, ils peuvent également provoquer des disparition d’emplois.

Exemple parmi des centaines d’autres :
Nous n’avons pas besoin du ticket électronique, le ticket papier (100% recyclé ou issu de filières durables) était suffisant.
Par contre il faut produire, entretenir, dépanner, …toute la machinerie digitale nécessaire au déploiement du ticket électronique.
Ce genre de fuite en avant climatodénialiste pour le seul motif de croissance, au mépris de l’idée que le temps de travail puisse effectivement diminuer* si on se limite à nos besoins essentiels, est une des raisons pour laquelle nos représentants sont condamnables et qu’il faut qu’on les condamne.
* Ou pas, si on diminue l’usage d’énergie (et donc qu’on augmente le nombre de muscles à solliciter pour produire la même chose).
Mais au moins on produit de l’essentiel, et pas du superficiel/polluant/inutile
Les technologies liées à la “révolution numérique ⭎” (l’informatique ⭎, Internet ⭎, etc.) constituent un progrès technique indéniable. Elles ont bouleversé notre façon de travailler, en facilitant notamment l’échange et le traitement de l’information. On imagine donc que ces outils ont généré des gains de productivité importants.
Pourtant, si l’on en croit un récent rapport (2019) du Conseil national de la productivité ⭎(CNP), ce ne serait pas le cas. Depuis 1995, la France et les pays européens enregistrent une baisse de leur productivité, alors que celle-ci n’avait cessé d’augmenter depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.

Pour la France, le CNP pointe notamment les carences du système éducatif. Le niveau de compétences des jeunes actifs français se situerait en dessous de la moyenne des pays de l’OCDE et l’école ne favoriserait pas l’acquisition d’attitudes et de comportements propices à l’innovation. Par ailleurs, les entreprises françaises se distingueraient par des relations hiérarchiques particulièrement verticales et conflictuelles. Enfin, la formation continue ne bénéficierait pas en premier lieux à ceux qui en ont le plus besoins.
Certains, comme Robert J. Gordon ⭎, considèrent que le progrès technique ne contribue plus vraiment à la croissance.
Selon cet économiste, les innovations récentes ne seraient pas à la hauteur de celles qui ont vu le jour lors des révolutions industrielles et se révéleraient par conséquent quasiment stériles sur le plan économique. Gordon va même jusqu’à affirmer que les pays développés doivent se résoudre à la “stagnation séculaire”, c’est-à-dire à l’absence de croissance véritable pendant une très longue période.
Un autre économiste américain, William Baumol ⭎ a élaboré la théorie de la “maladie des coûts ⭎” ou loi de Baumol pour expliquer l’affaiblissement des gains de productivité. On peut expliquer cette théorie de la manière suivante: le progrès technique se révèle efficace dans les secteurs à forte technicité, tels que les activités industrielles, mais s’avèrent beaucoup moint évident dans ceux qui reposent essentiellement sur du travail humain, comme les services.
En détruisant des emplois dans le secteur industriel, le progrès technique a entrâiné le développement du secteur des services, qui représente aujourd’hui la majeure partie du PIB.
L’économie des pays développés s’appuie donc de plus e nplus sur un secteur dans lequel les gains de productivité sont faibles, ce qui signifie que la contribution du progrès technique à la croissance économique est vouée à diminuer.

La loi de Baumol se réfère aux secteurs où, malgré une absence de croissance de la productivité, les salaires et les coûts augmentent. Cela s’explique par la hausse de la productivité dans les autres secteurs, qui tirent l’ensemble des salaires vers le haut.
“La plupart des fruits de l’innovation ont déjà été cueillis” Robert J. Gordon
La fin du capitalisme de Schumpeter
À l’instar de Marx ⭎, Schumpeter était convaincu de la disparition du capitalisme. Les deux hommes partageaient l’idée que le capital était destiné à se concentrer et plus en plus et que cette situation entraînerait un ressentiment insupportable au sein de la population.
Mais là où Marx opposait “prolétariat ⭎” et “bourgeoisie ⭎“, Schumpeter fait s’affronter “intellectuels ⭎” et “entrepreneurs ⭎“.

En effet, le capitalisme améliore le niveau de vie, donc l’éducation. Partant, il produit ce que Schumpeter appelle des “professionnels de l’agitation sociale”, c’est-à-dire les intellectuels. Ces intellectuels, dont le nombre augmente, ne parviennent pas à trouver leur place dans un système qui évolue vers un nombre limité de monopoles tenus par une petite population de rentiers-capitalistes. Ils deviennent donc des “entrepreneurs qui n’ont pas (voulu) réussi(r)”, pour reprendre la célèbre phrase de Céline.
Toutefois, certains “intellectuels”, tels que des ingénieurs ou des mathématiciens, ont trouvé refuge dans la finance ou la poésie -une situation qui serait préjudiciable à l’innovation.


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Largement retranscrit du hors-série de Science & savoirs “Les bases de l’économie”
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