Albert Moukheiber

Pourquoi tout le monde se fout du climat?
Retranscription quasi-intégrale (~20 min de lecture)

Albert Moukheiber est un docteur en neurosciences, il est également psychoologue clinicien et chargé de cours.

Pourquo l’inaction climatique ?
Il y a un paradoxe dans les rapports du GIEC, dans la mesure où il montrent que 40% à 70% de la baisse des émissions potentielle est liée à la demande, c’est-à-dire à des changements de comportements. Et à l’inverse on voit que les changements de comportement sont très lents, et pas du tout à la hauteur des enjeux, et de l’urgence.
Comment expliquer qu’on n’arrive pas à changer nos comportements aussi massivement qu’il le faudrait?


Quand on comprend comment fonctionne le comportement humain, ce n’est pas si paradoxal, si étrange.
Car on a une sorte de présupposé très fort qui laisse croire que le comportement de la personne est juste le fruit de la personne et de sa volonté, alors que ce n’est pas le cas.
Il y a le concept de trou intention-action. C’est le moment qui existe entre le moment où je déclare une intention et le moment où je passe à l’action. Un exemple de trou intention-action est la procrastination, ou bien l’inaction climatique. On réalise donc qu’il y a autre chose que l’intention ou la volonté, car la majorité de nous (citoyens, entreprises, gouvernements) a la volonté de pouvoir diminuer les émissions.
Un élément à prendre en compte sont les injonctions contradictoires (ou double contrainte ).
On exprime des intentions ou une volonté d’un côté, mais de l’autre côté on ne met absolument pas les moyens pour y arriver.
Exemple avec le tabagisme passif. Lorsqu’on a promulgué un loi qui interdit de fumer à l’intérieur, on pensait presque qu’il y aurait une révolution, “et quand il pleut ou qu’il fait froid dehors?”, “et le café du matin?”, etc. Or tout s’est passé sans encombre et les comportements ont changé. C’est la voie de la systématisation (par la loi)
Il y a d’autres voies que la systématisation pour induire des changements de comportement, comme la création de conditions facilitatrices (“enabling conditions “). Il y a des conditions qui peuvent accélérer ou retarder des changements de comportement.
Par exemple, on observe de plus en plus de villes où les gens mangent moins de viande parce qu’il y a de plus en plus de restaurant vegan qui ouvrent. À l’inverse, si Apple sort 4 Iphone par an, cela ce crée par des conditions pour réduire l’envie chez des gens d’acheter le dernier Iphone.
C’est très difficile de coordoner le comportement de milliards d’humains pour aller persuader chacun de “non, tu n’as pas besoin d’un nouveau téléphone”. Alors que si on peut persuader Tim Cook, le PDG d’Apple, de sortir plutôt un Iphone tous les deux ans, cela va percoler dans le système qui est hiérarchique.
Le système est hiérarchique, il y a des sortes de “noeuds” (ou leviers) qui, si on peut agir directement dessus, permettent d’agir beaucoup plus vite ou plus efficacement.
Cela a déjà fonctionné dans le passé, par exemple lorsqu’on a interdit les CFC dans les déodorants, on a réussi à rparer le trou dans la couche d’ozone.
Ces leviers doivent agir sur l’environnement, sur la législation, sur l’accès (qu’on appelle la “friction” : si pour aller manger local je dois parcourir une plus grande distance que pour aller au MacDo en bas de la rue, seuls les plus motivés feront cet effort supplémentaire)

La surresponsabilité de l’individu
Il y a un déséquilibre qui s’est agrandit entre la la (ir)responsabilité des “leviers efficaces” et celle des individus.
Par exemple, les supermarché proposent des barquettes de fruits découpés afin d’augmenter leurs marges. C’est même aller dans la direction inverse, on crée de novueaux comportements à devoir changer. On fait reposer le changement de comportement sur l’individu et son choix de ne pas acheter de fruits découpés dans des barquettes en plastique, alors que c’est beaucoup plus efficace que le supermarché ne propose pas au départ cette possibilité.
Plus on remonte une source de comportement “à changer”, mieux ça percole et c’est efficace. Un autre exemple avec les sacs en plastique qui ont été interdit, plutôt que faire reposer cette décision sur l’individu.
Cela ne veut pas dire que l’individu n’est pas important, mais un des plus grand échecs des sciences de l’environnement était le modèle du déficit informationnel . Pendant longtemps, on croyait que pour que les gens agissent, il suffisait de les informer. On a investi des milliards juste sur l’éducation. On sait aujourd’hui que ce modèle est faux. Informer les gens c’est important, c’est utile, ça peut les aider dans l’acceptation, mais ce n’est absolument pas suffisant.

L’impact de la pub
On est abreuvé de pubs, pour aller à 35€ sur des îles au mileu de la Mediterrannée, pour des SUV. C’est un peu comme si nous étions dans un magasin de bonbons et qu’on nous disait qu’on ne pouvait pas toucher aux bonbons.

Oui exactement, nous sommes envahi d’injonctions paradoxales.
On ne peut pas expliquer le comportement humain juste au niveau de l’individu.
Il faut distinguer le niveau individuel, le niveau interpersonnel et le niveau “environnement”. On appelle cela la cognition incarnée . Nos comportements sont une sorte d’interaction permanente entre ce qu’il se passe dans ma tête (idées, émotions, principes, …), dans mon corps (ais-je bien dormi, ais-je chaud, sios-je en bonne santé, …) et ce qu’il se passe dans mon contexte : est-ce que les normes sociales de ma ville me parlent du climat? Mon contexte varie suivant que je suis au Texas ou dans une ville comme Grenoble où je suis très fier que ma municipalité a itnerdit la publicité dans l’espace public.
On ne peut pas comprendre un individu en l’isolant du monde, il y a des dynamiques systémiques.
On a identifié trois dynamiques systémiques qui mènent à un effondrement. Une seule suffit pour provoquer un effondrement, et avec le climat on a les trois.
La première est que si les personnes qui décident ne sont pas impactées par les conséquences de leurs décisions, et n’ont pas de motivation à agir (on sait aujourd’hui qu’il faut produire moins et ils n’ont pas intérêt à cela)
La deuxième est le concept des informations asymétriques : on n’a pas tous les mêmes informations. Les chercheurs ont commencé à alerter dans les années 70, ça a commencé vraiment à percoler des dizaines d’années plus tard.
La troisième est l’inaction par absence de “coordination systémique”, malgré que tout le monde connaît les solutions. Il y a des tensions de diffusion de la responsabilité partagée qui font qu’il y a une inertie systémique parce que la “loi de la concurrence” prévaut. Il faudrait que tous les acteurs agissent en même temps pour ne pas que certains soint désavantagés sur ceux qui n’agiraient pas. Exemple avec la course à l’IA. Mais nous n’avons pas ces mécanismes de coordination.

L’indifférence des élites
Jared Diamond sans son livre “Effondrement ” parle d’un facteur prépondérant dans les dynamiques d’effondrement qui est l’aveuglement des élites. Est-ce un sentiment que tu partages?

Je ne pense pas que c’est de l’aveuglement. Il y a concept très important qui s’appelle le “skin in the game “, quand “ta peau est en jeu”.
Quand on n’a rien à perdre, on peut plus facilement s’en foutre. Quand on a des choses à perdre on va activement lutter contre ça.
Les “élites” et leurs proches ont très peu à gagner et beaucoup à perdre.
Le drame dans le dérèglement climatique est que les personnes qui vont être le plus impactées sont celles qui ont le moins de responsabilités, et réciproquement. C’est l’injustice profonde.
Des pêcheurs en Indonésie vont ne plus pouvoir pêcher, à cause de l’acidification des océans ou de la hausse de température, alors qu’ils n’ont jamais entendu parler de dérèglement climatique, et ils ont une empreinte carbone quasiment nulle.
En parallèle, Elon Musk et tous ses délires astrocapitalistes est une des personnes qui y contribue le plus et en même temps qui subit le moins les effets.

Les grands patrons s’en foutent ?
Pourquoi des gens comme Patrick Pouyanné (PDG de Total) qui ne sont pourtant pas bêtes, ne changent pas?

Il rationnalisent, à cause du concept de dissonnance cognitive .
Quand on est face à une contradiction : entre deux idées, entre deux comportements, ou entre une idée et un comportement. Exemple avec la cigarette : d’un côté tu fumes (comportement) et d’un autre côté tu sais que ça te tue (idée).
L’individu n’a pas le choix que d’entrer en consonnance. Il y a trois façons de sortir de la dissonnance:
changer le coimportement (exemple : arrêter de fumer)
changer sa croyance (exemple : s’en foutre de mourir, ou arrêter de croire que la cigarette tue)
changer le sens de sa croyance – rationnaliser (exemple : oui je vais mourir, mais je vais perdre 5 ans de ma vie sur le plaisir procuré pendant les 40 ans où je suis fumeur, c’est un prix que j’accepte de payer.
C’est la même chose avec le réchauffement climatique.
Pouyanné est dans une dissonnance : il doit faire tourner l’entreprise et en même temps sait qu’il faut réduire les émisions. Il est aussi devant ces trois choix :
– soit changer de comportement : produire moins
– soit changer sa croyance : relativiser, se dire que ce n’est pas si grave, qu’il fauit déjà partie de ceux qui réduisent leurs émissions, alors que d’autres pas, etc.
– soit changer de sens : le dérèglement climatique est très grave, mais je vais trouver la solution.
C’est la mentalité des “technosolutionnistes” qui misent sur la technologie future potentielle pour retrouver leur consonnance. Exemple avec Musk qui n’est pas climato-dénialiste.

Techno-solutionnisme : un biais d’optimisme
Qu’est-ce que le technosolutionnisme? Une croyance? Une foi? Une sorte de biais d’opimisme?

C’est un biais d’optimisme exactement, et une autre manière de réduire la dissonnance cognitive. Il y a aussi une forme de biais rétrospectif : se baser sur des analogies passées pour justifier des solutions futures. (exemple : on a sauvé des maladies dans le passé grâce au progrès de la médecine, ou bien on a éviter l’enfouissement de Paris par le crotin de cheval grâce au moteur à la machine à vapeur, etc)
Mais ici on n’a pas le début d’un balbutiement de technologie correspodnante, on n’a rien. Les usines CCS ne sont pas du tout à l’échelle. Les technosolutionnistes disent : “oui mais c’est la V1, à la V10 ce srea l’équivalent de la forêt amazonienne”.
Il y a eu la même dynamique avec le charbon : lorsqu’on a découvert le charbon, on pensait avoir fait un progrès écologique majeur, car on a arrêté de couper des arbres qui était le grand problème écologique à l’époque.
Il y a une sorte de transfert, voire d’amplification des pollutions apportées par ce qui est présenté comme des solutions.
On présente parfois les critiques du technosolutionnisme comme des oiseaux de mauvaise augure, mais ils sont pourtant plus réalistes.
On n’a pas de source d’énergie propre et infinie, ni le PV, ni l’éolien, ni d’autres. Les physiciens démontrent qu’on ne peut pas violer les lois de la physique.
Si on saute par la fenêtre, ce n’est pas être un oiseau de mauvaise augure de dire : attention, tu vas t’écraser, il n’y a pas un oiseau qui va venir t’attraper en vol.

L’incrédulité
Les travaux dans la science du climat montrent qu’une grande partie de la planète devient inhabitable si on atteint +4°c. Pourtant quand on évoque ce genre d’argument, on est asimilé à un catastrophiste ou un oiseau de mauvaise augure.
Il y a une sorte de iatus entre l’ampleur du problème et la perception qu’on en a aujourd’hui. On émet beaucoup de CO2 et pourtant on n’en voit pas les effets. C’est un frein également?


Oui, si dès que je ne recycle pas j’ai un iceberg qui me tombe dessus, ça aurait été beaucoup plus rapide.
Avec le climat, il y a des délais, des tendances de nature probabiliste, …
Quand on parle de ces scénarios, cela parait tellement difficile à appréhender que la dissonance cognitive fait que c’est plus simple de se dire “non ce n’est pas vrai”.
Pour diminuer cela, certains personnes disent “il faut qu’on fasse rêver”, on ne peut pas juste parler de choses négatives, la fameuse écologie punitive .
Mais après on voit les innondations à Valence, ça ce sont des réelles punitions, celles qui arrivent dans le réel! Ce que proposent les écologistes ne sont pas des punitions à côté, ce sont plutôt des solutions pour un “moins pire”.
Pour beaucoup, c’est tellement inimaginable que c’est plus simple, plus confortable, de procrastiner.
Même, on n’y croit pas. On ne croit pas que les scénarios sont vraiment quelque chose qui peut se produire. C’est tellement énorme qu’on n’a pas envie d’y croire, un peu comme avec la bombe atomique. On ne l’a pas vu, donc on n’a pas envie d’y croire.
Mais à la différence de la bombe atomique, avec le climat, une fois qu’on a “vu les effets” on ne sait pas revenir en arrière, “l’arrêter”.

L’apocalypse, encore ?
On est nourrit depuis longtemps avec tout le discours escatologique (sur la fin du monde). “On l’a toujours dit dans l’Histoire et ce n’est jamais arrivé”. Il y a donc cette forme d’incrédulité nourrie par l’Histoire?

Oui, il y a ce biais de “à chaque fois on nous annonce une catastrophe et à chaque foi on s’en sort”.
La différence, c’est que le dérèglement climatique est basé sur des données, des modèles prédictifs, sur une assise épistémologique un peu plus forte que “les quatre chevaliers vont descendre du ciel”.
Et pourtant, on fait une équivalence qui n’a aucune raison d’être. Et en plus, on voit déjà des choses se produire.
Un grand problème avec le dérèglement climatique est qu’on annonce, on annonce, on annonce et on dit “ça va venir”, et “ça ne vient pas”. Et je pense qu’il faut qu’on arrête de dire “ça va venir” et qu’on explique que c’est déjà là.
On ne va pas se mentir : les gens qui parlent du réchauffement climatique, ce sont souvent des citadins, dans des pays occidentaux, qui sont eux aussi les derniers à subir les effets du dérèglement climatique.
Mais le réchauffement climatique est déjà là pour des millions de personnes, qui ont vu leur cours d’eau s’assécher, des animaux qui disparaissent, etc. Pour toute une série de “vivants”, le réchauffement climatique est déjà là.

Crimes en cours

La question est comment fait-on pour re-rapprocher les citadins de la nature pour leur faire comprendre qu’on n’est pas en train de parler de choses dans le futur.
C’est quand les feux en Californie ont atteint les villas des stard hollywoodiennes qu’elles ont commencer à militer pour le climat (skin in the game). Mais on ne peut aps attendre que le “skin soit in the game” pour tout le monde, car à ce moment il sera immensément plus difficile de mettre des actions en place.

Eco-anxiété : qui vient te voir ?
En tant que psycho-clinicien, est-ce que tu vois l’éco-anxiété et la solastalgie?

Ce sont deux choses différentes.
– La solastalgie est plus un trouble de l’humeur, de dépression, tournée vers le passé, liée à la perte d’un endroit qui nous paraît important, à cause du réchauffement climatique (lieu d’enfance, lac, oiseaux, biosphère, etc.). Les profils sont très variés, mais on le voit moins.
– L’eco-anxiété est plus une inquiétude tournée vers le futur, vers les effets prochains du dérèglement climatiques. On le voit plus souvent. Et le mot est mal choisi, car l’anxiété désigne une peur excessive d’une chose qui n’est pas si grave. Alors qu’on est d’accord que le danger est assez important.
On pourrait imaginer qu’une personne qui est anxieuse c’est bien, mais ça devient complètement envahissant. Au bout du chemin on retrouve de l’épuisement, et on perd des forces vives (car les personnes anxieuses sont forcément sensibles à ces questions).
Les profils éco-anxieux sont
– des profils plus jeunes (car cela concerne leur futur), parfois dès 9-10 ans.
– Ou alors des activistes, dont l’eco-anxiété est mélangée avec ce qu’on appelle de l’impuissance acquise (ces personnes ont beaucoup oeuvré, voient que les autres ne suivent pas, ça impacte aussi les dissonnances cognitives, et elles s’effondrent).
– Ou des parents (inquiets pour leurs enfants).
Dans les trois cas, on ne va jamais délégitimiser l’anxiété. On va soit la canaliser en action, soit adapter le comportement (vivre avec, retrouver un semblant de normalité, pour ne pas s’isoler de la société)

L’action = un remède ?
L’université de Californie a réalisé un cours sur la manière de transformer l’éco-anxiété en action. Est-ce efficace, sait-on si ça fonctionne?

C’est efficace dans le sens où nous sommes des animaux sociaux. Avoir une communauté de gens qui pensent comme nous, ça aide. Mais est-ce efficace pour changer les choses? Cela dépend des leviers d’action accessibles à cette communauté. Peut-elle convaincre la mairie de leur villag eà changer? Ou s’active-t-elle à ramasser les déchets laissés par les touristes dans leur ville?
Le constat dramatique sur ce point, c’est que notre marge de manoeuvre n’est pas si grande. Nous sommes dans des structures hiérarchiques, et nous n’avons pas tous les mêmes marges de manoeuvre. Plus on monte dans le système, plus c’est facile de faire propager des changements comportementaux.
Mais en même temps, on n’a pas le choix. En attendance que les décideurs, les élites, décident de changer, on est obligé de continuer à mettre la pression. Même si ce n’est pas efficace dans le monde réel, au moins pour la personne ça aide. Au plus on peut fédérer, au plus on peut monter, au plus on peut avoir un impact.

Le rôle de la morale
La morale pourrait être vue comme un outil réactionnaire. Ne pourrait-elle pas être une vertu pour que les comportements se conforment aux impératif écologiques?

Si bien sûr, il y a des cadres moraux très progressistes, et la motale peut jouer un rôle.
Mais pour moi, l’éléphant dans la pièce, c’est que les gens qui doivent prendre des décisions qui pourraient avoir le plus d’impact sont systémiquement motivés à ne pas les prendre, car il faudrait qu’ils se tirent des balles dans leurs propres pieds. Pour moi c’est ça le noeud du problème.
Soit il faut qu’on les oblige (par la loi), soit on peut les faire se sentir hyper coupables (peut-être par l’intermédiaire de la morale : shaming, …), mais à un moment il faut qu’on trouve une manière de faire basculer la balance où pour eux, le coût cognitif de se tirer une balle dans le pied devient inférieur au coût cognitif de ne pas le faire et de continuer le BAU.
Pour moi toutes les méthodes sont bonnes pour y arriver (sauf la violence bien entendu) : la morale, la pression populaire, le boycott.

Nous n’avons pas abordé la notion de commun. Mais ce sont des gens qui sont en train d’utiliser les communs comme s’il leur appartiennent.
Par exemple, Elon Musk qui a décidé tout seul dans son coin qu’il va pourrir le ciel étoilé pour tout le monde, il a décidé tout seul qu’on veut tous avoir des satellites qui peuvent nousenvoyer Internet où qu’on soit. C’est peut-être une bonne chose, mais ce n’est pas la question : il faut qu’il demande notre avis car c’est notre espace à tous.
Qui a décidé qu’un individu peut détruire le ciel étoilé pour tout le monde? Qui lui a donné cette autorisation? Pour qui se prend-il?

Le biais de conformité
N’y a-t-il pas un biais de conformité qui est efficace?
Par exemple être le seul à une table qui ne veut pas manger de viande et donc passer pour un ringard. Alors qu’à l’inverse, ça pourrait devenir ringard d’aller passer ses vacances en Thaïlande ou de rouler en voiture?


Oui pour moi c’est ça le but. Car les normes sociales sont influencées par l’individu, et les normes sociales influencent l’individu, ce sont des boucles de retro-contrôle (ou rétro-action ). Notre espèce ne fonctionne pas en boucles de causalité linéaire, mais en systémiques avec des boucles de retro-actions. On ne subit par les normes sociales, on les façonne aussi. C’est une course, mais cette course-là on est en train de la perdre.

Le rôle du cerveau ?
Il y a dans le cerveau le striatum, qui nous “envoie” de la dopamine (quand on mange, qu’on a des relations sexuelles, quand on grimpe dans la hiérarchie sociale, …), et cela nous pousserait à vouloir consommer toujours plus et à détruire la planète.
J’ai lu ces thèses-là et aussi beaucoup de profesionnels qui les critiquaient. Qu’en est-il pour toi?


J’ai publié un livre sur cela qui s’appelle Neuromania , où il y a un chapitre intitulé “est-ce que notre cerveau est anti-ecolo?”, et ce n’est pas vrai du tout. Mais pour repartir sur de bonnes bases:
Le striatum est une structure du cerveau qui est impliqué dans beaucoup de phénomènes, pas uniquement le plaisir. Il ne produit pas de dopamine (il en reçoit). Et nous ne sommes pas sous le “joug” de notre striatum.
Est-ce que le striatum est impliqué dans ces circuits de la récompense? Sans doute. MAis le striatum est aussi impliqué dans la sensation de SchadenFreud (le fait d’être content quand un malheur arrive à un autre), dans d’autres décisions cognitives, dans des réseaux émotionnels positifs, négatifs, dans la régulation de la température, de la digestion, etc.
La majorité des études qui sont citées dans ces livres qui parlent du striatum comme une explication comme quoi on ne fait rien face au climat, ce sont des études qui n’ont aucune validité écologique. Ce n’est pas parce qu’on voit le striatum s’activier lorsqu’on projette des images “plaisantes” ou “déplaisantes” sur des sujets dans un laboratoire que c’est le cas lorsque cette personne est en train de manger de la viande dans un restaurant.

Mais il y a un problème beaucoup plus grand, c’est que ces études sont une manière d’instiller l’idée que “c’est la nature humaine, on ne peut pas s’en empêcher”. Or, tout le monde a un striatum, y compris la minorité qui s’en empêche. Même s’il n’y avait qu’un seul être humain qui s’empêchait des formes de plaisir, cela est suffisant pour invalider la théorie, qui par construction se veut universelle, puisqu’elle parle de ‘nature humaine”.
Par exemple si une théorie affirme que l’humain ne peut pas voler “par nature” et qu’un seul humain parvient à voler, la théorie tombe à l’eau.
Ce sont les dangers de la biologisation et la naturalisation, de l’approche réductionniste, de comportements complexes.
Par un tour de passe-passe cognitif, on va faire passer quelque chose comme quelque chose qui est câblé biologiquement et qui dont est universel, alors qu’il ne l’est pas du tout. J’ai un striatum. Je résiste à plein de choses. CQFD.

Or le modèle dit en creux que ce n’est pas possible de faire autrement, de résiter au plaisir.
donc soit il est sur-simplificateur, soit il est fallacieux.
Que ça soit le striatum, le cortex orbito-médian…c’est une forme de réductionnisme qui donne l’impression que nos comportements sont juste décidés par notre cerveau. On sait aujourd’hui que ce n’est pas le cas. C’est une itneraction entre un cerveau, un corps et un environnement.

Les émotions
Etymologiquement, “motions” veut dire “se mettre en mouvement”. On les disqualifie souvent pour privilégier la façon rationnelle de résoudre le problème climatique. À quel point les émotions peuvent intervenir dans l’échaffaudage de ces solutions?

Dans “Neuromania” il y a un chapitre entre émotions et raison. Le problème avec la psychologie et les sciences sognitives plus largement, c’est qu’on a eu des idées sur la façon dont on fonctionne bien avant qu’on commence la discipline.
Par exemple, l’opposition entre l’émotion et la raison on peut al trouver dans le Phèdre de Platon . Aujourd’hui, on a dépassé ce découpage.
Une personne sans émotion ne devient par une super-décideuse, elle devient complètement apathique et elle s’en fout. Il y a des personnes qui ont ce qu’on appelle une anédonie (une absence d’émotions). Lorsqu’on leur fait jouer à des jeux de gains et de pertes, elles s’en foutent, elles ne deviennent pas de super joueuses qui veulent gagner.
Nos émotions sont une sorte de retour du réel : est-ce que j’ai fait me va ou ne me va pas? Et donc cela influe nos décisions : on ne peut pas décider sans émotions.
Mais les émotions peuvent aussi bien impacter négativement que positivement la prise de décision. Tout dépend de quelle émotion, dans quelle situation. Par exemple, j’ai besoin de ressentir de l’empathie pour une personne à la rue, pour me dire qu’il faut que je fasse quelque chose contre le fait qu’il y ait des gens dans la rue.

La peur, mais uniquement chez les personnes qui ne souffrent pas d’anédonie, peut-elle être une émotion qui peut influencer les décisions, être un levier d’action, un “catalyseur” ?

Certaines émotions sont-elles plus mobilisatrices que d’autres? On a souvent en tête que la peur inhibe, qu’en est-il de la colère, etc?

Non, ça dépend du contexte. La peur inhibe parfois, mais est aussi la condition sine qua non pour avoir de l’anxiété et donc se mettre en mouvement et éviter un danger. Si je n’ai pas peur je ne peux pas courir très vite.
La colère peut mettre aussi en mouvement, mais il ne faut pas confondre l’action et le mouvement.
Cela dépend d’une triade : quelle pensée, avec quelle émotion, pour quel comportement. Parfois une émotion, une cognition ou un contexte peut être avantageux, parfois il peut être désavantageux.
Platon disait que pour persuader quelqu’un, trois techniques pouvaient être utilisées:
– le logos (la raison : montrer des statistiques, des chiffres)
– l’ethos (la réputation : je suis docteur en neurosciences, croyez-moi)
– le pathos (l’émotion : c’est inacceptable ce qu’il se passe, etc.)
Platon ne dit pas que le pathos est moins acceptable que le logos ou l’ethos. Il dit que les trois peuvent être valables, ou ne pas être valables (fallacieuses)
On a pourtant tendance à conserver cette dichotomie entre la raison et les émotions.

Les nouveaux récits / les nouveaux imaginaires
Quelle place ont les récit dans l’engagement humain et dans la capacité à sortir de la crise climatique?

Je pense que l’espèce humaine est en guerre contre les récits qu’elle se raconte. On ne peut pas ne pas se raconter de récits. Il y a Lionel Naccache qui a écrit un livre qui s’appelle Eloge de la discrétion où il explique comment on met en récit des moment “disjoints”.
Par exemple, on n’a pas une conscience de tous les jours qu’on a vécu depuis notre naissance, mais on accepte qu’on a existé depuis qu’on est né : c’est un récit individuel.
Il y a aussi les récits de groupe. Si le récit dominant est celui de l’action climatique, il y aurait de l’action climatique. Et il y a compétition entre plusiuers récits :
– le récit technosolutionniste
– le récit “les causes ne sont pas humaines” (climato-dénialisme)
– le récit “il y a un complot ça n’existe pas”, etc.
Et c’est une guerre de récits. Comment crée-t-on des récits qui sont actionnables, qui vont avoir une projection dans le réel, et qui peuvent fédérer pour qu’on puisse changer nos comportements “groupal”?

Les livres, les films, les histoires, les partis politiques, les groupes, les associations…ce sont des récits à différentes échelles. Soit on multiplie les récits pour faire adhérer un maximum de gens, soit trouver un récit fédérateur pour tout le monde.
Les récits doivent également être contextuels. Si le récit parle d’icebergs et que j’habite à Paris, il aura moins d’influence que s’il raconte la crue de la Seine qui monte. Il faut que le récit soit adapté au vécu de la personne à laquelle le récit est raconté.

Gandhi disait : “l’exemplarité n’est pas une manière d’influencer les choses, c’est la seule“.
Est-ce qu’on a besoin de symboles, de figures pour cristalliser ces récits? Est-ce nécéssaire de passer par cette case-là?


J’ai envie de dire non, mais historiquement ça semble être le cas. Je déteste la personnification des idées, du savoir, je trouve que c’est une tare. Mais quelque part, ça semble être quelque chose qui existe dans la majorité des mouvements sociaux, des mouvements de changement de société.
Ces figures doivent-elles être exemplaires “pour que ça marche”? Je ne pense pas : au plus tu es sur un piédestal, au plus les gens sont permissifs. Mais évidemment ça peut aider.
Mais je pense que ce n’est pas une bonne idée. Il faut qu’on trouve une manière de fédérer sans personnifier l’idée. Mais on a besoin de porteurs de messages bien sûr.


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