L’homme révolté (A. Camus)
Pour subsister dans le désert
Albert Camus ↱ sur Max Stirner ↱, extraits de “l’homme révolté ↱“
D’abord sur Stirner (fragments) comme nihilisme “dégradé” en réponse à la mort de Dieu, l’individualisme, l’hédonisme, et donc suprémacisme collatéral au 21ème siècle), ensuite sur Friedrich Nietzsche ↱ (extrait complet). En un mot : “dieu (en tant qu’autorité morale) = nature”?

“Dès l’instant où l’homme soumet Dieu au jugement moral, il le tue en lui-même. Mais quel est alors le fondement de la morale? On nie Dieu au nom de la justice, mais l’idée de justice se comprend-elle sans l’idée de Dieu? Ne sommes-nous pas alors dans l’absurdité? C’est l’absurdité que Nietzsche aborde de front. Pour mieux la dépasser, il la pousse à bout : la morale est le dernier visage de Dieu qu’il faut détruire, avant de reconstruire. Dieu alors n’est plus et ne garantit plus notre être; l’homme doit se déterminer et faire, pour être.
Stirner, déjà, avait voulu abattre en l’homme, après Dieu lui-même, toute idée de Dieu. Mais, au contraire de Nietzsche, son nihilisme est satisfait. Stirner rit dans l’impasse, Nietsche se rue contre les murs. (…)
L’histoire universelle jusqu’à Jésus n’est pour Stirner qu’un long effort pour idéaliser le réel. Cet effort s’incarne dans les penées et les rites de purification propres aux anciens. À partir de Jésus, le but est atteint, un autre effort commence qui consiste, au contraire, à réaliser l’idéal. La rage de l’incarnation succède à la purification et, de plus en plus, dévaste le monde à mesure que le socialisme, héritier du Christ, étend son empire. Mais l’histoire universelle n’est qu’une longue offense au principe unique que je suis, principe vivant, concret, principe de victoire qu’on a voulu plier sous le joug d’abstractions successives, Dieu, l’Etat, la société, l’humanité. (…)
Avec Stirner, le mouvement de négation qui anime la révolte submerge irrésistiblement toutes les affirmations. Il balaye aussi les succédanés du divin dont la conscience morale est encombrée. “L’au-delà extérieur est balayé, dit-il, mais l’au-delà intérieur est devenu un nouveau ciel.”. Même la révolution, surtout la révolution, répugne à ce révolté. Pour être révolutionnaire, il faut croire encore à quelque chose, là où il n’y a rien à croire. (…)
Dans ce désert, tout refleurit. “La signification formidable d’un cri de joie sans pensée ne pouvait être comprise tant que dura la longue nuit de la pensée et de la foi”. Cette nuit touche à sa fin, une aube va se lever qui n’est pas celle des révolutions, mais de l’insurrection. L’insurrection est en elle-même une ascèse, qui refuse tous les conforts. L’insurgé ne s’accordera aux autres hommes que dans la mesure et pour le temps où leur égoïsme coïncidera avec le sien. Sa vraie vie est dans la solitude où il assouvira sans frein l’appétit d’être qui est son seul être.
L’individualisme parvient ainsi à un sommet. Il est négation de tout ce qui nie l’individu et glorification de tout ce qui l’exalte et le sert. Qu’est-ce que le bien, selon Stirner? “Ce dont je puis user”. A quoi suis-je légitimemnt autorisé? “À tout ce dont je suis capable”. La révolte débouche encore sur la justification du crime (cfr Sade).
Stirner a non-seulement tenté cette justification (à cet égard, sa descendance directe se retrouve dans les formes terroristes de l’anarchie), mais s’est visiblement grisé des perspectives qu’il ouvrait ainsi. “Rompre avec le sacré, ou mieux, rompre le sacré, peut devenir général. Ce n’est pas une nouvelle révolution qui approche, mais puissant, orgeuilleux, sans respect, sans honte, sans conscience, un crime ne grossit-il pas avec le tonnerre à l’horizon et ne vois-tu pas que le ciel, lourd de pressentiments, s’obscrucit et se tait?” On sent ici la joie sombre de ceux qui font naître des apocalypses dans un galetas. Rien ne peut plus freiner cette logique amère et impérieuse, rien qu’un moi dressé contre toutes les abstractions, devenu lui-même abtrait et innommable à force d’être séquestréé et coupé de ses racines. Il n’y a plus de crimes ni de fautes, partant plus de pécheurs. Nous sommes tous parfaits. Puisque chaque moi est, en lui-même, foncièrement criminel envers l’État et le peuple, sachons reconnaître que vivre, c’est transgresser. A moins d’accepter de tuer, pour être unique. “Vous n’êtes pas aussi grnad qu’un criminel vous qui ne profanez rien.”. Encore timoré, Stirner précise d’ailleurs : “Les tuer, non les martyriser.”
Mais décréter la légitimité du meurtre, c’est décréter la mobilisation et la guerre des Uniques. Le meurtre coïncidera ainsi avec une sorte de suicide collectif. Stirner qui ‘nen avoue ou n’en voit rien, ne reculera cependant devant aucune destruction. L’esprit de révolte trouve enfin l’une de ses satisfactions les plus amères dans le chaos. “On te (la nation allemande) portera en terre. Bientôt tes soeurs, les nations, te suivront.; quand toutes seront parties à ta suite, l’humanité sera enterrée, et sur sa tombe, Moi, mon seul maître enfin, Moi, son héritier, je rirai.” Ainsi, sur les ruines du monde, le rire désolé de l’individu-roi illustre la victoire dernière de l’esprit de révolte. Mais à cette extrémité, plus rien n’est possible que la mort ou la résurrection. Stirner et, avec lui, tous les révoltés nihilistes courent aux confins, ivres de destruction. Après quoi, le désert découvert, il faut apprendre à y subsister. La quête exténuante de Nietzsche commence.”

Nietzche et le nihilisme
” “Nous nions Dieu, nous nions la responsabilité de Dieu, c’est ainsi seulement que nous délivrerons le monde.” Avec Nietzsche, le nihilisme semble devenir prophétique. Mais on ne peut rien tirer de Nietzche, sinon la cruauté basse et médiocre qu’il haïssait de toutes ses forces, tant qu’on ne met pas au premier plan dans son oeuvre, bien avant le prophète, le clinicien. Le caractère provisoire, méthodique, stratégique en un mot, de sa pensée ne peut être mis en doute. En lui le nihilisme, pour la première fois devient conscient. Les chirugurgiens ont ceci de commun avec les prophètes qu’ils pensent et opèrent en fonction de l’avenir. Nietzsche n’a jamais pensé qu’en fonction d’une apocalypse à venir, non pour l’exalter, car il devinait le visage sordide et calculateur que cette apocalypse finirait par prendre, mais pour l’éviter et la transformer en renaissance. Il a reconnu le nihilisme et l’a examiné comme un fait clinique. Il se disait le premier nihiliste accompli de l’Europe. Non par goût, mais par état, et parce qu’il était trop grand pour refuser l’héritage de son époque. Il a diagnostiqué en lui-même, et chez les autres, l’impuissance à croire et la disparition du fondement primitif de toute foi, c’est-à-dire la croyance à la vie. Le “peut-on vivre révolté?” est devenu chez lui “peut-on vivre sans rien croire?”. Sa réponse est positive. Oui, si l’on fait de l’absence de foi une méthode, si l’on pousse le nihilisme jusque dans ses conséquences dernières, et si, débouchant alors dans le désert et faisant confiance à ce qui va venir, on éprouve du même mouvement primitif la douleur et la joie. Au lieu du doute méthodique, il a pratiqué la négation méthodique, la destruction appliquée de tout ce qui masque encore le nihilisme à lui-même, des idoles qui camouflent la mort de Dieu. “Pour élever un sanctuaire nouveau, il faut abattre un sanctuaire, telle est la loi”. Celui qui veut être créateur dans le bien et dans le mal, selon lui, doit d’abord être destructeur et briser les valeurs. “Ainsi le suprême mal fait partie du suprême bien, mais le suprême bien est créateur.” Il a écrit, à sa manière, le Discours de la méthode de son temps, sans la liberté et l’exactitude de ce XVIIeme siècle français qu’il admirait tant, mais avec la folle lucidité qui caractérise le XXème siècle, siècle du génie, selon lui. Cette méthode de la révolte, il nous revient de l’examiner (1).
(1) C’est évidemment la dernière philosophie de Nietzsche, de 1880 à l’effondrement, qui nous occupera ici. Ce chapitre peut être considéré comme un commentaire à la Volonté de Puissance.
La première démarche de Nietzsche est ainsi de consentir à ce qu’il sait. L’athéisme, pour lui, va de soi, il est “constructif et radical”. La vocation supérieure de Nietzsche, à l’en croire, est de provoquer une sorte de crise et d’arrêt décisif dans le problème de l’athéisme. Le monde marche à l’aventure, il n’a pas de finalité. Dieu est donc inutile, puisqu’il ne veut rien. S’il voulait quelque chose, et l’on reconnaît ici la formulation traditionnelle du probème du mal, il lui faudrait assumer “une somme de douleur et d’illogisme qui abaisserait la valeur totale du devenir”. On sait que Nietzsche enviait publiquement à Stendhal sa formule : “la seule excuse de Dieu, c’est qu’il n’existe pas”. Privé de la volonté divine, le monde est privé également d’unité et de finalité. C’est pourquoi le monde ne peut être jugé. Tout jugement de valeur porté sur lui aboutit finalement à la calomnie de la vie. On juge alors de ce qui est, par référence à ce qui devrait être, royaume du ciel, idées éternelles, ou impératif moral. Mais ce qui devait être n’est pas; ce monde ne peut être jugé au nom de rien. “Les avantages de ce temps : rien n’est vrai, tout est permis.” Ces formules qui se répercutent dans des milliers d’autres, somptueuses ou ironiques, suffisent en tout cas à démontrer que Nietzsche accepte le fardeau entier du nihilisme et de la révolte. Dans ses considérations, d’ailleurs puériles, sur “le dressage et la sélection”, il a même formulé la logique extrême du raisonnement nihiliste : “Problème : par quels moyens obtiendrait-on une forme rigoureuse de grand nihilisme contagieux qui enseignerait et pratiquerait avec une conscience toute scientifique la mort volontaire?”
Mais Nietzsche colonise au profit du nihilisme les valeurs qui, traditionnellement, ont été considérées comme des freins au nihilisme. Principalement, la morale. La conduite morale, telle que Socrate l’a illustrée, ou telle que le christianisme la recommande, est en elle-même un signe de décadence. Elle veut substituer à l’homme de chair un homme reflet. Elle condamne l’univers des passions et des cris au nom d’un monde harmonieux, tout entier imaginaire. Si le nihilisme est l’impuissance à croire, son symptôme le plus grave ne se retrouve pas dans l’athéisme, mais dans l’impuissance à croire ce qui est, à voir ce qui se fait, à vivre ce qui s’offre. Cette infirmité est à la base de tout idéalisme. La morale n’a pas de foi au monde. La vraie morale, pour Nietzsche, ne se sépare pas de la lucidité. Il est sévère pour les “calomniateurs du monde”, parce qu’il décèle, dans cette calomnie, le goût honteux de l’évasion. La morale traditionnelle n’est pour lui qu’un cas spécial d’immortalité. “C’est le bien, dit-il, qui a besoin d’être justifié.” Et encore : “C’est pour des raisons morales qu’on cessera un jour de faire le bien.”
La philosophie de Nietzsche tourne certainement autour du problème de la révolte. Exactement, elle commence par être une révolte. Mais on sent le déplacement opéré par Nietzsche. La révolte, avec lui, part du “Dieu est mort” qu’elle considère comme un fais acquis; elle se tourne alors contre tout ce qui vise à remplacer faussement la divinité disparue et déshonore un monde, sans doute sans direction, mais qui demeure le seul creuset des dieux. Contrairement à ce que pensent certains de ces critiques chrétiens, Nietzsche n’a pas formé le projet de tuer Dieu. Il l’a trouvé mort dans l’âme de son temps. Il a, le premier, compris l’immensité de l’événement et décidé que cette révolte de l’homme ne pouvait mener à une rennaissance si elle n’était pas dirigée. Toute autre attitude envers elle, que ce soit le regret ou la complaisance, devait amener l’apocalypse. Nietzsche n’a donc pas formulé une philosophie de la révolte, mais édifié une philosophie sur la révolte.
S’il attaque le christianisme, en particulier, c’est seulement en tant que morale. Il laisse toujours intacts la personne de Jésus, d’une part, et, d’autre part, les aspects cyniques de l’Eglise. On sait qu’il admirait, en connaisseur, les Jésuites. “Au fond, écrit-il, seul le Dieu moral est réfuté”. Le Christ, pour Nietzsche comme pour Tolstoï, n’est pas un révolté. L’essentiel de sa doctrine se résume à l’assentiment total, la non-résistance au mal. Il ne faut pas tuer, même pour empêcher de tuer. Il faut accepter le monde tel qu’il est, refuser d’ajouter à son malheur, mais consentir à souffrir personnellement du mal qu’il contient. Le royaume des cieux est immédiatement à notre portée. Il ‘nest qu’une disposition intérieure qui nous permet de mettre nos actes en rapport avec ces principes, et qui peut nous donner la béatitude immédiate. Non pas la foi, mais les oeuvres, voilà, selon Nietzsche, le message du Christ. À partir de là, l’histoire du christianisme n’est qu’une longue trahison de ce message. Le Nouveau Testament est déjà corrompu, et, de Paul aux Conciles, le service de la foi fait oublier les oeuvres.
Quelle est la corruption profonde que le christianisme ajoute au message de son maître? L’idée du jugement, étrangère à l’enseignement du Christ, et les notions corrélatives de châtiment et de récompense. Dès cet instant, la nature devient histoire, et histoire significative, l’idée de la totalité humaine est née. De la bonne nouvelle au jugement dernier, l’humanité n’a pas d’autre tâche que de se conformer aux fins expressément morales d’un récit écrit à l’avance. La seule différence est que les personnages, à l’épiloge, se partagent d’eux-mêmes en bons et en méchants. Alors que le seul jugement du Christ consiste à dire que le péché de nature est sans importance, le christianisme historique fera de toute la nature la source du péché. “Qu’est-ce que le Christ nie? tout ce qui porte à présent le nom de chrétien.” Le christianisme croit lutter contre le nihilisme parce qu’il donne une direction au monde, alors qu’il est nihiliste lui-même dans la mesure où, imposant un sens imaginaire à la vie, il empêche de découvrir son vrai sens: “Toute Eglise est la pierre roulée sur le sépulcre d’un homme-dieu; elle cherche, par la force, à l’empêcher de ressusciter.” La conclusion paradoxale, mais significative, de Nietzsche est que Dieu est mort à cause du christianisme, dans la mesure où celui-ci a sécularisé le sacré. Il faut entendre ici le christianisme historique et “sa duplicité profonde et méprisable”. Le même raisonnement dresse Nietzsche devant le socialisme et toutes les formes de l’humanitarisme. Le socialisme n’est qu’un christianisme dégénéré. Il maintient en effet cette croyance à la finalité de l’histoire qui trahit la vie et la nature, qui substitue des fins idéales aux fins réelles, et contribue à énerver les volontés et les imaginations. Le socialisme est nihiliste, au sens désormais précis que Nietzsche confère à ce mot. Le nihiliste n’est pas celui qui ne croit à rien, mais celui qui ne croit pas à ce qui est. En ce sens, toutes les formes de socialisme sont des manifestations encore dégradées de la décadence chrétienne. Pour le christianisme, récompense et châtiment supposaient une histoire. Mais, par une logique inévitable, l’histoire toute entière finit par signifier récompense et châtiment : de ce jour est né le messianisme collectiviste. Aussi bien, l’égalité des âmes devant Dieu amène, Dieu étant mort, à l’égalité tout court. Là encore, Nietzsche combat les doctrines socialistes en tant que doctrines morales. Le nihilisme, qu’il se manifeste dans la religion ou dans la prédication socialiste, est l’aboutissement logique de nos valeurs dites supérieures. L’esprit libre détruira ces valeurs, dénonçant les illusions sur lesquelles elles reposent, le marchandage qu’elles supposent, et le crime qu’elles commettent en empêchant l’intelligence lucide d’accomplir sa mission : transformer le nihilisme passif en nihilisme actif.”
“Le fils de Dieu tremble mais lutte avec ses armes
Renverse les credos qui lui semblent
Erronés, brise les traîtres de la tête au péroné
Par la peur l’ennemi reste sclérosé
Longue vie au règne de la nuit
D’une théorie qui renverse les croyances établies””
(I Am – l’empire du côté obscur)
“Dans ce monde débarrassé de Dieu et des idées morales, l’homme est maintenant solitaire et sans maître. Personne moins que Nietzsche, et il se distingue par là des romantiques, n’a laissé croire qu’une telle liberté pouvait être facile. Cette sauvage libération le mattait au rang de ceux dont il a dit lui-même qu’ils souffrent d’une nouvelle détresse et d’un nouveau bonheur. Mais, pour commencer, c’est la seule détresse qui crie : “Hélas, accordez-moi donc la folie…A moins d’être au-dessus de la loi, je suis le plus réprouvé d’entre les réprouvés.” Pour qui ne peut se maintenir au-dessus de la loi, il lui faut en effet trouver une autre loi, ou la démence. A partir du moment où l’homme ne croit plus en Dieu, ni dans la vie immortelle, il devient “responsable de tout ce qui vit, de tout ce qui, né de la douleur, est voué à souffrir de la vie”. C’est à lui, et à lui seul qu’il revient de trouver l’ordre et la loi. Alors commencent le temps des réprouvés, la quête exténuante des justifications, la nostalgie sans but, “la question la plus douloureuse, la plus déchirante, celle du coeur qui se demande : où pourrais-je me sentir chez moi?”.
Parce qu’il était esprit libre, Nietzsche savait que la liberté de l’esprit n’est pas un confort, mais une grandeur que l’on veut et que l’on obtient, de loin en loin, par une lutte épuisante. Il savait que le risque est grand, lorsqu’on veut se tenir au-dessus de la loi, de descendre au-dessous de cette loi. C’est pourquoi il a compris que l’esprit ne trouvait sa véritable émancipation que dans l’acceptation de nouveaux devoirs. L’essentiel de sa découverte consiste à dire que, si la loi éternelle n’est pas la liberté, l’absence de loi l’est encore moins. Si rien n’est vrai, si le monde est sans règle, rien n’est défendu; pour interdire une action, il faut en effet une valeur et un but. Mais, en même temps, rien n’est autorisé; il faut aussi valeur et but pour élire une autre action. La domination absolue de la loi n’est pas la liberté, mais non plus l’absolue disponibilité. Tous les possibles additionnés ne font pas la liberté, mais l’impossible est esclavage. Le chaos lui aussi est une servitude. Il n’y a de liberté que dans un monde où ce qui est possibble se trouve défini en même temps que ce qui ne l’est pas. Sans loi, point de liberté. Si le destin n’est pas orienté par une valeur supérieure, si le hasard est roi, voici la marche dans les ténèbres, l’affreuse liberté de l’aveugle. Au terme de la plus grande libération, Nietzsche choisit donc la plus grande dépendance. “Si nous ne faisons pas de la mort de Dieu un grand renoncement et une perpétuelle victoire sur nous-mêmes, nous aurons à payer pour cette perte.” Autrement dit, avec Nietzsche, la révolte débouche dans l’ascèse. Une logique plus profonde remplace alors le “si rien n’est vrai, tout est permis” de Karamazov par un “si rien n’est vrai, rien n’est permis”. Nier qu’une seule chose soit défendue en ce monde revient à renoncer à ce qui est permis. Là où nul ne peut plus dire ce qui est noire et ce qui est blanc, la lumière s’éteint et la liberté devient prison volontaire.
Cette impasse où Nietzsche pousse méthodiquement son nihilisme, on peut dire qu’il s’y rue avec une sorte de joie affreuse. Son but avoué est de rendre à l’homme de son temps la situation intenable. Le seul espoir semble être pour lui de parvenir à l’extrémité de la constradiction. Si l’homme alors ne veut pas périr dans les noeuds qui l’étouffent, il lui faudra les trancher d’un coup, et créer ses propres valeurs. La mort de Dieu n’achève rien et ne peut se vivre qu’à la condition de préparer une résurrection. “Quand on ne trouve pas la grandeur en Dieu, dit Nietzsche, on ne la trouve nulle part; il faut la nier ou la créer.” La nier était la tâche du monde qui l’entourait et qu’il voyait courir au suicide. La créer fut la tâche surhumaine pour laquelle il a voulu mourir. Il savait en effet que la création n’est possible qu’à l’extémité de la solitude et que l’homme ne se résoudrait à ce vertigineux effort que si, dans la plus extrême misère de l’esprit, il lui fallait consentir ce geste ou mourir. Nietzsche lui crie donc que la terre est la seule vérité, à laquelle il faut être fidèle, sur laquelle il faut vivre et faire son salut. Mais il lui enseigne en même temps que vivre sur une terre sans loi est impossible parce que vivre suppose précisément une loi. Comment vivre libre et sans loi? A cette énigme, l’homme doit répondre, sous peine de mort.
Nietzsche du moins ne se dérobe pas. Il répond et sa réponse est dans le risque : Damoclès ne danse jamais mieux que sous l’épée. Il faut accepter l’inacceptable et se tenir à l’intenable. A partir du moment où l’on reconnaît que le monde ne poursuit aucune fin, Nietzsche propose d’admettre son innoncence, d’affirmer qu’il ne relève pas du jugement puisqu’on ne peut le juger sur aucune intention, et de remplacer par conséquent tous les jugements de valeur par un seul oui, une adhésion entière et exaltée à ce monde. Ainsi, du désespoir absolu jaillira la joie infinie, de la servitude aveugle, la liberté sans merci. Être libre, c’est justement abolir les fins. L’innocence du devenir, dès qu’on y consent, figure le maximum de liberté. L’esprit libre aime ce qui est nécessaire. La pensée profonde de Nietzsche est que la nécessité es phénomènes, si elles est absolue, sans fissures, n’implique aucune sorte de contrainte. L’adhésion totale à une nécessité totale, telle est sa définition paradoxale de la liberté. La question “libre de quoi?” est alors remplacée par “libre pour quoi?”. La liberté coïncide avec l’héroïsme. Elle est l’ascétisme du grand homme, “l’arc le plus tendu qui soit”.

Cette approbation supérieure, née de l’abondance et de la plénitude, est l’affirmation sans restrictions de la faute elle-même et de la souffrance, du mal et du meurtre, de tout ce que l’existence a de problématique et d’étrange. Elle naît d’une volontée arrêtée d’être ce que l’on est dans un monde qui soit ce qu’il est. “Se considérer soi-même comme une fatalité, ne pas vouloir se faire autrement que l’on est…” Le mot est prononcé. L’ascèse nietzschéenne, partie de la reconnaissance de la fatalité, aboutit à une divinisation de la fatalité. Le destin devient d’autant plus adorable qu’ils est plus implaccable. Le dieu moral, la pitié, l’amour sont autant d’ennemis de la fatalité qu’ils essaient de compenser. Nietzsche ne veut pas de rachat. La joie du devenir est la joie de l’anéantissement. Mais l’individu seul est abîmé. Le mouvement de révolte où l’homme revendiquait son être propre disparaît dans la soumission absolue de l’individu au devenir. L’amor fati remplace ce qui était un odium fati. “Tout individu collabore à tout l’être cosmique, que nous le sachions ou non, que nous le voulions ou non.” L’individu se perd ainsi dans le destin de l’espèce et le mouvement éternel des mondes. “Tout ce qui a été est éternel, la mer le rejette au rivage.” Nietzsche retourne alors aux origines de la pensée, aux présocratiques. Ces derniers supprimaient les causes finales pour laisser intacte l’éternité du principe qu’ils imaginaient. Seule est éternelle la force qui n’a pas de but, le “jeu” d’Héraclite. Tout l’effort de Nietzsche est de démontrer la présence de la loi dans le devenir et du jeu dans la nécessité : “L’enfant c’est l’innocence et l’oubli, un recommencement, un jeu, une roue qui roule d’elle-même, une premier mouvement, le don sacré de dire oui.” Le monde est divin parce que le monde est gratuit. C’est pourquoi l’art seul, par son égale gratuité, est capable de l’appréhender. Aucun jugement ne rend compte du monde, mais l’art peut nous apprendre à le répéter, comme le monde se répète au long des retours éternels. Sur la même grève, la mer primmordiale répète inlassablement les mêmes paroles et rejette les mêmes êtres étonnés de vivre. Mais pour celui, du moins, qui consent à revenir et à ce que tout revienne, qui se fait écho et écho exalté, il participe de la divinité du monde.
Par ce biais, en effet, la divinité de l’homme finit par s’introduire. Le révolté qui, d’abord, nie Dieu vise ensuite à le remplacer. Mais le message de Nietzsche est que le révolté ne devient Dieu qu’en renonçant à toute révolte, même à celle qui produit les dieux pour corriger ce monde. “S’il y a un Dieu, comment supporter de ne l’être pas?” Il y a un Dieu, en effet, qui est le monde. Pour participer à sa divinité, il suffit de dire oui. “Ne plus prier, bénir”, et la terre se couvrira d’hommes-dieux. Dire oui au monde, le répéter, c’est à la fois recréer le monde et soi-même, c’est devenir le grand artiste, le créateur. La transmutation des valeurs consiste seulement à remplacer la valeur du juge par celle du créateur : le respect et la passion de ce qui est. La divinité sans l’immortalité définit la liberté du créateur. Dionysos, dieu de la terre, hurle éternellement dans le démembrement. Mais il figure en même temps cette beauté bouleversée qui coïncide avec la douleur. Nietzsche a pensé que dire oui à la terre et à Dionysos était direoui à ses souffrances. Accepter tout, et la suprême contradiction, et la douleur en même temps, c’était régner sur tout. Nietsche acceptait de payer le prix pour ce royaume. Seule, la terre “grave et souffrante” est vraie. Seule, elle est la divinité. De même que cet Empédocle qui se précipitait dans l’Etna pour aller chercher la vérité où elle est, dans les entrailles de la terre, Nietzsche proposait à l’homme de s’abîmer dans le cosmos pour retrouver sa divinité éternelle et devenir lui-même Dionysos. La Volonté de Puissance s’achève ainsi, comme les Pensées de Pascal, à quoi elle fait si souvent penser, par un pari. L’homme n’obtient pas encore la certitude, mais la volonté de certitude, ce qui n’est pas la même chose. Nietzsche, aussi bien, à cette extrémité vacillait : “Voilà ce qui est impardonnable en toi. Tu as les pouvoirs et tu refuses de signer.” Il devait pourtant signer. Mais le nom de Dionysos n’a immortalisé que les billets à Ariane, qu’ils écrivit dans la folie.

“Dans un certain sens, la révolte, chez Nietzsche, aboutit encore à l’exaltation du mal. La différence est que le mal n’est plus alors une revanche. Il est accepté comme l’une des faces possibles du bien et, plus certainement encore, comme une fatalité. Il est donc pris pour être dépassé et, pour ainsi dire, comme un remède. Dans l’esprit de Nietzsche, il s’agissait seulement du fier consentement de l’âme devant ce qu’elle ne peut éviter. On connaît pourtant sa postérité et quelle politique devait s’autoriser de celui qui se disait le dernier Allemand antipolitique. Il imaginait des tyrans artistes. Mais la tyrannie est plus naturelle que l’art aux médiocres. “Plutôt César Borgia, que Parsifal”, s’écriait-il. Il a eu et César et Borgia mais privés de l’aristocratie du coeur qu’il attribuait aux grands individus de la Renaissance. Quand il demandait que l’individu s’inclinât devant l’éternité de l’espèce et s’abîmât dans le grand cycle du temps, on a fait de la race un cas particulier de l’espèce et on a plié l’individu devant ce dieu sordide. La vie dont il parlait avec crainte et tremblement a été dégradée en une biologie à l’usage domestique. Une race de seigneurs incultes ânonnant la volonté de puissance a pris enfin à son compte la “difformité antisémite” qu’il n’a cessé de mépriser.
Il avait cru au courage uni à l’intelligence, et c’est là ce qu’il appelait la force. On a tourné, en son nom, le courage contre l’intelligence; et cette vertu qui fut véritablement la sienne s’est ainsi transformée en son contraire: la violence aux yeux crevés. Il avait confondu liberté et solitude, selon la loi d’un esprit fier. Sa “solitude profonde de midi et de minuit” s’est pourtant perdue dans la foule mécanisée qui a fini par déferler sur l’Europe. Défenseur du goût classique, de l’ironie, de la frugale impertinence, aristocrate qui a su dire que l’aristocratie consiste à pratiquer la vertu sans se demander pourquoi, et qu’il faut douter d’un homme qui aurait besoin de raisons pour rester honnête, fou de droiture (“cette droiture devenue un instinct, une passion”), serviteur obstiné de cette “équité suprême de la suprême intelligence qui a pour ennemi mortel le fanatisme”, son propre pays, trente-trois ans après sa mort, l’a érigé en instituteur de mensonge et de violence et a rendu haïssables des notions et des vertus que son sacrifice avait faites admirables. Dans l’histoire de l’intelligence, exception faite pour Marx, l’aventure de Nietzsche n’a pas d’équivalent; nous n’aurons jamais fini de réparer l’injustice qui lui a été faite. On connaît sans doute des philosophies qui ont été traduites, et trahies, dans l’histoire. Mais, jusqu’à Nietzsche et au national-socialisme, il était sans exemple d’une pensée toute entière éclairée par la noblesse et les déchirements d’une âme exceptionnelle ait été illustrée aux yeux du monde par une parade de mensonges, et par l’affreux entassement des cadavres concentrationnaires. La prédication de la surhumanité aboutissant à la fabrication méthodique des sous-hommes, voilà le fait qui doit sans doute être dénoncé, mais qui demande aussi à être interprété. Si l’aboutissement dernier du grand mouvement de révolte du XIXème et XXème siècle devait être cet impitoyable asservissement, ne faudrait-il pas tourner alors le dos à la révolte et reprendre le cri désespéré de Nietzsche à son époque : “Ma conscience et la vôtre ne sont plus un même conscience”?
Reconnaissons d’abord qu’il nous sera toujours impossible de confondre Nietzsche et Rosenberg. Nous devons être les avocats de Nietzsche. Lui-même l’a dit, dénonçant par avance son impure descendance, “celui qui a libéré son esprit doit encore se purifier”. Mais la question est au moins de savoir si la libération de l’esprit, telle qu’il la concevait, n’exclut pas la purification. Le mouvement même qui aboutit à Nietzsche, et qui le porte, a ses lois et sa logique qui, peut-être, expliquent le sanglant travestissement dont on a revêtu sa philosophie. N’y a-t-il rien dans son oeuvre qui puisse être utilisé dans le sens du meurtre définitif? Les tueurs, à condition de nier l’esprit pour la lettre et même ce qui, dans la lettre, demeure encore de l’esprit, ne pouvaient-ils trouver en lui leurs prétextes? Il faut répondre oui. A partir du moment où l’on néglige l’aspect méthodique de la pensée nietzschéenne (et il n’est pas sûr que lui-même s’y soit toujours tenu), sa logique révoltée ne connaît plus de limites.
On remarquera aussi bien que ce n’est pas dans le refus nietzschéen des idoles que le meurtre trouve sa justification, mais dans l’adhésion forcenée qui couronne l’oeuvre de Nietzsche. Dire oui à tout suppose qu’on dise oui au meurtre. Il est d’ailleurs deux façons de consentir au meurtre. Si l’esclave dit oui à tout, il dit oui à l’existence du maître et à sa propre douleur; Jésus enseigne la non-résistance. Si le maître dit oui à tout, il dit oui à l’esclavage et à la douleur des autres; voici le tyran et la glorification du meurtre. “N’est-il pas risible que l’on croie à une loi sacrée, infrangible, tu ne mentiras pas, tu ne tueras pas, dans une existence dont le caractère est le mensonge perpétuel, le meurtre perpétuel?” En effet, et la révolte métaphysique dans son premier mouvement était seulement la protestation contre le mensonge et le crime de l’existence. Le oui nietzschéen, oublieux du non originel, renie la révolte elle-même, en même temps qu’il renie la morale qui refuse le monde tel qu’il est. Nietzsche appelait de tous ses voeux un César romain avec l’âme du Christ. C’était dire oui ne même temps à l’esclave et au maître, sans son esprit. Mais finalement dire oui aux deux revient à sanctifier le plus fort des deux, c’est-à-dire le maître. Le César devait fatalement renoncer à la domination de l’esprit pour choisir le règne du fait. “Comment tirer parti du crime?” s’interrogeait Nietzsche, en bon professeur fidèle à sa méthode. Le César devait répondre : en le multipliant. “Quand les fins sont grandes, a écrit Nietzsche pour son malheur, l’humanité use d’une autre mesure et ne juge plus le crime comme tel, usât-il des plus effroyables moyens.” Il est mort en 1900, au bord du siècle où cette prétention allait devenir mortelle. En vain s’était-il écrié à l’heure de la lucidité : “Il est facile de parler de toutes sortes d’actes immoraux, mais aura-t-on la force de les supporter? Par exemple, je ne pourrai pas tolérer de manquer à ma parole ou de tuer; je languirai, plus ou moins longtemps, mais j’en mourrai, tel serait mon sort”. A partir du moment où l’assentiment était donné à la totalité de l’expérience humaine, d’autres pouvaient venir, qui, loin de languir, se renforceraient dans le mensonge et le meurtre. La responsabilité de Nietzsche est d’avoir, pour des raisons supérieures de méthode, légitimé, ne fût-ce qu’un instant, au midi de la pensée, ce droit au déshonneur dont Dostoïevski disait déjà qu’on est toujours sûr, l’offrant aux hommes, de les voir s’y ruer. Mais sa responsabilité involontaire va encore plus loin.
Nietzsche est bien ce qu’il reconnaissait être : la conscience la plus aiguë du nihilisme. Le pas décisif qu’il fait accomplir à l’esprit de révolte consiste à le faire sauter de la négation de l’idéal à la sécularisation de l’idéal. Puisque le salut de l’homme ne se fait pas en Dieu, il doit se faire sur la terre. Puisque le monde n’a pas de direction, l’homme, à partir du moment où il l’accepte, doit lui en donner une, qui aboutisse à une humanité supérieure. Nietzsche revenduqiait la direction de l’avenir humain. “La tâche de gouverner la terre va nous échoir.” Et ailleurs : “Le temps approche où il faudra lutter pour la domination de la terre, et cette lutte sera menée au nom des principes philosophiques”. Il annonçait ainsi le XXème siècle. Mais s’il l’annonçait, c’est qu’il était averti de la logique intérieure du nihilisme et savait que l’un de ses aboutissements était l’empire. Par là même, il préparait cet empire.
Il y a la liberté pour l’homme sans dieu, tel que l’imaginait Nietzsche, c’està-à-dire solitaire. Il y a liberté à midi quand la roue du monde s’arrête et que l’homme dit oui à ce qui est. Mais ce qui est devient. Il faut dire oui au devenir. La lumière finit par passer, l’axe du jour s’incline. L’histoire recommence alors et, dans l’histoire,il faut chercher la liberté; à l’histoire, il faut dire oui. Le nietzschéisme, théorie de la volonté de puissance individuelle, était condamné à s’inscrire dans une volonté de puissance totale. Il n’était rien sans l’empire du monde. Nietzsche haïssait sans doute les libres penseurs et les humanitaires. Il prenait les mots “liberté de l’esprit” dans leur sens le plus extrême : la divinité de l’esprit individuel. Mais il ne pouvait empêcher que les libres penseurs partissent du même fait historique que lui, la mort de Dieu, et que les conséquences fussent les mêmes. Nietzsche a bien vu que l’humanitarisme n’était qu’un christianisme privé de justification supérieure, qui conservait les causes finales en rejetant la cause première. Mais il n’a pas aperçu que les doctrines d’émancipation socialiste devaient prendre en charge, par une logique inévitable du nihilisme, ce dont lui-même avait rêvé : la surhumanité. La philosophie sécularise l’idéal. Mais viennent les tyrans et ils sécularisent bientôt les philosophies qui leur en donnent le droit. Nietzsche avait déjà deviné cette colonisation à propos de Hegel dont l’originalité, selon lui, fut d’inventer un panthéisme dans lequel le mal, l’erreur et la souffrance ne puissent plus servir d’argument contre la divinité. “Mais l’Etat, les pusisances établies ont immédiatement utilisé cette initiative grandiose”. Lui-même pourtant avait imaginé un système où le crime ne pouvait plus servir d’argument contre rien et où la seule valeur résidait dans la divinité de l’homme. Cette initiative grandiose demandait aussi à être utilisée. Le national-socialisme à cet égard n’est qu’un héritier passager, l’aboutissement rageur et spectaculaire du nihilisme. Autrement logiques et ambitieux seront ceux qui, corrigeant Nietzsche par Marx, choisiront de ne dire oui qu’à l’histoire et non plus à la création tout entière. Le rebelle que Nietzsche agenouillait devant le cosmos sera dès lors agenouillé devant l’histoire. Quoi d’étonnant? Nietzsche, du moins dans sa théorie de la surhumanité, Marx avant lui avec la société sans classes, remplacent tous deux l’au-delà par le plus tard. En cela, Nietzsche trahissait les Grecs et l’enseignement de Jésus qui, selon lui, remplaçaient l’au-delà par le tout de suite. Marx, comme Nietzsche, pensait stratégiquement, comme lui haïssait la vertu formelle. Leurs deux révoltes, qui finissent également par l’adhésion à un certain aspect de la réalité vont se fondre dans le marxisme-léninisme et s’incarner dans cette caste, dont parlait déjà Nietzsche, qui devait “remplacer le prêtre, l’éducateur, le médecin.” La différence, capitale, est que Nietzsche, en attendant le surhomme, proposait de dire oui à ce qui est et Marx à ce qui devient. Pour Marx, la nature est ce qu’on subjugue pour obéir à l’histoire, pour Nietzsche ce à quoi on obéit, pour subjuguer l’histoire. C’est la différence du chrétien au Grec. Nietzsche, du moins, a prévu ce qui allait arriver : “Le socialisme moderne tend à créer une forme de jésuitisme séculier, à faire de tous les hommes des instruments” et encore : “Ce qu’on désire, c’est le bien-être…Par suite on marche vers un esclavage spirituel tel qu’on n’en a jamais vu…Le césarisme intellectuel plane au-dessus de toute l’activité des négociants et des philosophes.” Passée au creuset de la philosophie nietzschéenne, la révolte, dans sa folie de liberté, aboutit au césarisme biologique ou historique. Le non absolu avait poussé Stirner à diviniser le crime en même temps que l’individu. Mais le oui absolu aboutit à universalier le meurtre en même temps que l’homme lui-même. Le maxrisme-léninisme a pris réllement en charge la volonté de Nietzsche, moyennant l’ignorance de quelques vertus nietzschéennes. Le grand rebelle (Marx) crée alors de ses propres mains, et pour s’y enfermer, le règne implacable de la nécessité. Echappé à la prison de Dieu, son premier souci sera se construire la prison de l’histoire et de la raison, achevant ainsi le camouflage et la consécration de ce nihilisme que Nietzsche a prétendu vaincre.“



