Ivan Illich, La convivialité (1972)


Ces passages m’ont tellement stupéfaits que j’avais envie de les partager…
Je ne peux que vous conseiller ce livre (“La convivialité”), écrit par Ivan Illich en 1972.
Mais on a l’impresison de lire un livre contemporain, tant il a su capter avec précision les rails sur lesquels étaient déjà notre société dans les années 60, et qui sont toujours les mêmes aujourd’hui…et encore plus profondémment. C’est renversant de perspective…

Il explique pourquoi la société n’est pas “conviviale” : car elle a franchit 2 seuils (déjà il y a 50 ans!). Aujourd’hui, ces seuils sont franchis depuis longtemps et ne font que se réaliser de façon de plus en plus absurde!

Il explique ces 2 seuils en prenant l’exemple du secteur médical, mais c’est valable pour n’importe lequel (transports, éducation, etc.)
– Le premier seuil correspond à “l’hyper-rationalisation” des approches, à tout quantifier, tout noter, etc. ce qui produit une société avec des “hyperspécialisations”
– le second seuil correspond au moment où l’utilité marginale de ces hyperspécialisations devient inférieure au effets collatéraux négatifs qu’elle engendre, et pas forcément quantifiés ou quantifiables!

On pourrait aussi identifier un “0ème seuil” en 1687 si on veut:

Dans le préface aux Principia , Newton fait démarrer la révolution industrielle qui s’appuie sur les lois de la mécanique qu’il a découvertes, et qui s’accompagne du début de la fin de l’artisanat, de l’homogénéisation, de..la perte des couleurs du monde?
Mais aussi l’ère où “tout doit être compté” mais comme dit Timothée Parrique dans un autre contexte : “ce qui compte n’est pas toujours compté et ce qui est compté ne compte pas forcément” (voir plus loin)
C’est vrai qu’aujourd’hui, on sait très exactement combien de CO2 est émis pour la fabrication de chaque chose ^^ Et depuis, on sait exactement la résistance minimale que doivent avoir les murs d’une maison pour être une bonne passoire thermique bon marché, on connait exactement ses déperditions caloriques, et exactement où et pourquoi, etc. On sait exactement dimensionner des chaudières à mazout, fabriquer des radiateurs performants avec des géométries exactes…On connaît exactement le rendement des centrales à gaz, etc…On les opère parfaitement : on fait le meilleur?
Une des plus puissantes transitions de l’histoire du cinéma?
Du 1er au dernier outil du genre Homo…avec la même ambition de dépasser les limites et frontières…

Exemple d’actualité : les “anti-adhésifs pour poêles” : est-ce bénéfique ou nocif pour la société, en terme de bilan global? Et si c’est la seconde option, pourquoi continue-t-on d’en produire? Dans quel but?
Et difficile de répondre, car on ne sait pas comparer “une diminution d’adhésion d’une poêle” et “une concentration de polluants dans l’eau” : ça n’a pas les mêmes unités…

Si on appelle les PFAS un de nos “outils”, il n’est manifestement pas convivial.

(Cliquer sur les 3 titres suivants pour les dérouler)

Illich (et Rimbaud?) au sujet du mythe de Pandore

Le mythe de Pandore et la domination de Prométhée depuis des siècles sur nos sociétés, expliqué par Illich lui-même:

Je pense que l’histoire de Pandore est la meilleure histoire du détournement de l’Homme du Delphos, de la Terre ; de l’interprétation des songes et des images, vers l’Homme qui plannifie” (Illich)
à cet instant précis:

ou de manière équivalente:

En l’humanité fraternelle et discrète par l’univers, SANS IMAGES, la force et le droit (Prométhée) REFLECHISSENT la danse et la voix (l’intérprétation des songes et des images) à présent, SEULEMENT appréciées.” (Rimbaud, II Sonnet)
(au lieu d’être aimées et appliquées/guides)

Rimbaud parle-t-il du mythe de Pandore dans ce sonnet?

“à présent seulement appréciées”:
– comme : “à présent seulement, appréciées” : ce n’est qu’à présent qu’elles sont appréciées (peu probable)
– ou comme : “à présent, seulement appréciées” : à présent, elles ne sont plus que “appréciées” (plutôt qu’être? Plutôt qu’être appliquées? Plutôt que imagées? Plutôt que pensées? Plutôt qu’être “serviteurs fidèles”? Plutôt qu’être au rendez-vous avec le soleil?

L’outil convivial

Les symptômes d’une crise planétaire qui va s ‘accélérant sont manifestes. On en a de tous côtés cherché le pourquoi. J’avance pour ma part l’explication suivante:

La crise s’enracine dans l’échec de l’entreprise moderne, à savoir la substitution de la machine à l’homme. Le grand projet s’est métamorphosé en un implacable procès d’asservissement du producteur et d’intoxication du consommateur. La relation de l’homme à l’outil est devenue une relation de l’outil à l’homme.

Ici il faut savoir reconnaître l’échec. Cela fait une centaine d’années que nous essayons de faire travailler la machine pour l’homme et d’éduquer l’homme à servir la machine. On s’aperçoit maintenant que la machine ne “marche” pas, que l’homme ne saurait se conformer à ses exigences, se faire à vie son serviteur.


Durant un siècle, l’humanité s’est livrée à une expérience fondée sur l’hypothèse suivante : l’outil peut remplacer l’esclave. Or il est manifeste qu’employé à de tels desseins, c’est l’outil qui de l’homme fait son esclave.

La dictature du prolétariat et la civilisation des loisirs sont deux variantes politiques de la même domination par un outillage industriel en constante expansion. L’échec de cette grande aventure fait conclure à la fausseté de l’hypothèse.

La solution de la crise exige une radicale volte-face : ce n’est qu’en renversant la structure profonde qui règle le rapport de l’homme à l’outil que nous pourrons nous donner des outils justes.

L’outil juste répond à trois exigences :
-il est générateur d’efficience sans dégrader l’autonomie personnelle,
-il ne suscite ni esclaves ni maîtres,
-il élargit le rayon d’action personnel.
L’homme a besoin d’un outil avec lequel travailler, non d’un outillage qui travaille à sa place. Il a besoin d’une technologie qui tire le meilleur parti de l’énergie et de l’imagination personnelles, non d’une technologie qui l’asservisse et le programme.


Je crois qu’il faut inverser radicalement les institutions industrielles, reconstruire la société de fond en comble. Pour être efficient et rencontrer les besoins humains qu’il détermine aussi, un nouveau système de production doit retrouver la dimension personnelle et communautaire.

La personne, la cellule de base conjuguent de façon optimale l’efficacité et l’autonomie : c’est seulement à leur échelle que se déterminera le besoin humain dont la production sociale est réalisable.

Qu’il se déplace ou qu’il demeure, l’homme a besoin d’outils. Il en a besoin pour communiquer avec autrui comme pour se soigner. L’homme qui chemine et prend des simples n’est pas l’homme qui fait du cent sur l’autoroute et prend des antibiotiques. Mais chacun ne peut tout faire par soi et dépend de ce que lui fournit son milieu naturel et culturel.

L’outil et donc la fourniture d’objets et de services varient d’une civilisation à l’autre. L’homme ne se nourrit pas seulement de biens et de services, mais de la liberté de façonner les objets qui l’entourent, de leur donner forme à son goût, de s’en servir avec et pour les autres. (…)

La convivialité selon Ivan Illich – Thierry Paquot // Margot Stuckelberger / Topophile

Le passage de la productivité à la convivialité est le passage de la répétition du manque à la spontanéité du don. La relation industrielle est réflexe conditionné, réponse stéréotypée de l’individu aux messages émis par un autre usager, qu’il ne connaîtra jamais, ou par un milieu artificiel, qu’il ne comprendra jamais.
La relation conviviale, toujours neuve, est le fait de personnes qui participent à la création de la vie sociale.

Passer de la productivité à la convivialité, c’est substituer à une valeur technique une valeur éthique, à une valeur matérialisée une valeur réalisée. La convivialité est la liberté individuelle réalisée dans la relation de production au sein d’une société dotée d’outils efficaces.

Lorsqu’une société, n’importe laquelle, refoule la convivialité en deçà d’un certain niveau, elle devient la proie du manque; car aucune hypertrophie de la productivité ne parviendra jamais à satisfaire les besoins créés et multipliés à l’envi.


(Ivan Illich, la convivialité, 1973)

La convivialité selon Ivan Illich – Thierry Paquot // Margot Stuckelberger / Topophile

Illustration parfaite de quelqu’un qui refoule la convivialité :
Aujourd’hui Bill Gates “promet” que “d’ici 5 ans” il y aura une “révolution” de l’IA qui pourra faire plein de choses à notre place, voire penser pour nous, nous simplifier “les aspects routiniers”
La machine à vapeur, le tracteur, l’ordinateur, etc…n’ont pas changé la quantité de travail, mais promis, travaillez dur encore 5 ans, avec l’IA tous nos problèmes seront réglés! Promis juré!

succès, croissance, expansion, innovations : en 5 lignes, bingo gagnant :
Les chances de succès paraissent prometteuses, étant donné l’implication croissante de nombreuses entreprises dans ce domaine en pleine expansion.

L’essence même de cette prédiction se concentre sur la création d’assistants personnels propulsés par l’IA. Ces innovations seront destinées à simplifier et à gérer les aspects routiniers de la vie quotidienne de leurs utilisateurs.” (extrait de cet article )


“Illich considère la croissance ininterrompue comme néfaste pour trois raisons :
– elle génère des coûts sociaux (exclusion et/ou chômage, précarité, aliénation) ;
– elle met en péril les conditions (matérielles et spirituelles) d’existence de l’Homme sur terre ;
– elle crée sans cesse des besoins nouveaux.

Il s’agit donc de substituer à la société industrielle dominée par des impératifs de croissance de la complexité technologique et du périmètre des services, une société conviviale dans laquelle sont fixés « des critères pour la conception de l’outillage – et des limites à sa croissance » garantissant les conditions d’une vie authentiquement humaine sur terre.” (Wikipedia, outil convivial )


La foule sentimentale de la gauche radicale 🐇